“Cela n’est pas un Tarbouche fils de Charmouto”

La guerre entre modernisme et sociétés locales

Jad Abdallah
5 min readOct 31, 2020

Extrait de mon prochain livre “Le Flambeur”

Jamal Pacha s’amusait à brutaliser les minorités. Non sans l’aide de quelques Beys lèche-bottes. Au début de la guerre de quatorze les Ottomans prirent des mesures pour éviter les révoltes dans les montagnes. Ils empêchèrent l’approvisionnement de blé. A l’époque, le Flambeur se souleva contre Roger Bey qui accumulait le blé pour des fins commerciales. Le Bey revendait à des prix exorbitants. La grande famine, qu’on appela Kafno, ravageait le Mont-Liban tuant le tiers de la population. Kirillos chez qui je travaillais au port était un protégé de Roger Bey. L’arrière-fils tu vois. Puisque aujourd’hui rien n’a vraiment changé. Ce dernier accumule toujours des choses… Essence, mazout, blé et tout ce que tu veux en temps de crise. Bou Wékim était l’ami des Kirillos. J’aimais pas ce fils de pute de Kirillos moi. Qu’il soit impliqué ou pas… je ne savais guère.. il fallait savoir…

Fallait faire face à ces gens-la… Un cartel bien implanté partout. Je ne suis personne. Homme effacé. Je n’ai même pas d’opinion politique ni d’emploi fiable. J’échelonnais même les paiements de ma télé Grundig qui ne captait que la Télé-Lumière et une chaine de chansons chypriotes. Bref c’est pour cela qu’il fallait foncer. Calmement. Sans bruit. Mon effacement m’aidait d’un côté à garder ce bas profil. D’un autre côté il fallait avoir un rôle sur cette planète de merde tu vois. Un but de la vie et ces choses là.

Fallait que je traque le fil des évènements. Je n’avais pas le choix. C’était un devoir. Il fallait commencer par le quartier des Croisés. Un petit quartier de notre village. C’est ici qu’il rencontrait souvent Kirillos. Chaque Dimanche après la messe. Le 4 Avril Bou Wékim n’assista pas à la messe et ne se rendit pas chez Kirillos. On perça son crâne de deux balles au bas des escaliers qui mènent vers l’entrée sud de Saint Georges. Kirillos est le genre de gars sur lequel tu aimes cracher tu vois. Lui et sa famille. Tu les alignes minutieusement contre un mur et voila tu leur crache à la figure. L’un après l’autre. Kirillos ce maquereau est le genre qui n’a jamais transpiré. Même avec toute cette fortune. Être un chien du Bey est suffisant

Je dis au chauffeur de faire demi tour et s’arrêter devant l’épicerie de Franssa Dib. Le quartier a plus ou moins 900 ans d’histoire. Il est né deux ou trois ans après l’appel célèbre du Pape Urbain II. Son armée cria Deus lo vult! Deus lo vult! En 1095 on déclencha la première croisade vers le Levant méditerranéen. Pour moi ce quartier mourut avec Franssa Dib fin 95. Exactement 900 années.

Si Dieu le veut retentissait à travers l’Europe en Novembre 1095. Pour défendre la Terre Sainte peut-être. La marche vers le Levant commença. Une dizaine de chevaliers ne voulaient pas avancer plus loin que notre village. Au bord de la vallée de Qodish. Terre de thym et de genévriers. Ils aperçurent de jeunes adolescentes à la peau claire et au sourire jovial… Des jeunes filles qui se lèvent avec les premières lueurs pour cueillir thym et romarin dans les champs surplombant Qodish. Pour ces soldats, telle était la Terre Sainte dont parlait Urbain II. Ils décidèrent d’y rester. Avec les saisons ils se marièrent de ces jeunes paysannes. Ils s’accouplèrent et se multiplièrent au bord de la vallée. Naquit alors le petit quartier des Croisés qui porte toujours le même nom.

Ceux qui parlaient les langues d’Oc ou le Sicilien s’adaptèrent facilement avec la langue locale. Surtout ceux qui venaient de l’Europe méditerranéenne. Ceux qui disaient zaffarana devraient facilement s’accoutumer à dire zaaparin en langue locale. Ceux qui sont restés, la terre leur était familière. C’étaient probablement des descendants d’Hannibal, Julia Maesa ou Carcalla… ou peut être les arrière-fils de navigateurs phéniciens.

Le quartier a une petite ruelle. Et presque toujours vide. Rien n’a changé depuis 1000 ans. Même les gens ont cette même tête. Avant, les gens de ce quartier ne se mariaient qu’entre eux. Celui qui épouse une fille des deux autres quartiers était considéré comme un fils de pute. Ce n’est que récemment que des mariages extra muros devinrent acceptables. A partir des années 90, on vit des hommes des quartiers de Mar Mtanios et Tallé épouser des filles du quartier des Croisés. Tout le monde veut les épouser. Elles ont hérité dit-on une qualité de peau noble. Les bonnes manières et une cuisine raffinée. Elles avaient toutes les cheveux très long. Le secret de la douceur de peau était une crème magique disait-on que leur mamans fabriquaient derrière les rideaux fermés de leurs cuisines.

L’épicerie de Franssa a fermé en 1998. Son fils Simon était assez con pour gérer même une petite épicerie. Il n’y avait personne dans la rue. Les habitants de ce quartier sortaient rarement après le déjeuner. Avant, il n’y avait que Franssa qui vendait les chocolats Tête De Nègre. On avalait facilement trois ou quatre en quelques secondes. Tête de nègre changea de nom en 1995. En Europe, pendant ce temps-là les partis communistes se camouflaient dans des partis socialistes qui eux aussi ont adopté des noms moins suspects. Dans notre village, Tête de nègre fut nommé Tarbouche. C’était une campagne bien administrée par une riche hippie poilue pour rendre la société plus conforme aux normes de la politesse et de l’égalité. Franssa décéda quelques jours après le putsch de rebranding. On l’appèle toujours Tête de Nègre. Sauf Albert Tannous. Le petit salaud lui. Franssa avait son épicerie depuis 1943. Elle aidait son marie. Le marie et le fils crevèrent dans la révolution de 58. Il ne restait que Simon pour les venger. Le jour de l’Assomption on célébrait et on tirait à droite et à gauche entre terre et ciel. Simon se dirigea vers la maison d’Abou Roumanos. Il était au balcon avec son fils. Les deux buvaient doucement leur Arak. Simon les liquida avec sa Thompson M1921. Un coup chacun. Il sortit les deux cadavres au jardin. Il en dégagea un verre de sang. Il apporta le verre à Franssa qui l’absorba doucement.

Franssa Dib but du sang. C’était une tradition des Vendetta. Mais un simple rebranding arracha son âme. Elle survit à plusieurs guerres. La guerre du modernisme , la plus sanglante des guerre livra à Franssa le dernier coup. Ce modernisme massacra sauvagement des cultures locales toutes entières au nom d’un universalisme désintéressant. Franssa Dib dit avec beaucoup de chagrin à Albert Tannous “Cela n’est pas un Tarbouche fils de Charmouto”. Elle accentua le O phénicien. C’est cet accent du O qui est emblématique de la libre expression. Le O pour lequel Bou Wékim se sacrifia et qui trace la ligne entre le bien et le mal.

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Jad Abdallah

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